La République à front renversé

Marine Le Pen et Emmanuel Macron à l’Elysée le 21 juin 2022. Crédits : Ludovic MARIN / POOL / AFP

Nous avions publié l’été dernier un article sur le devenir du front républicain, qui avait notamment vocation à publiciser les résultats d’un article académique paru dans la revue Partecipazione & Conflitto, mais qui proposait également une analyse de l’actualité politique immédiate qu’il nous paraît intéressant de réviser au vu des évènements qui ont émaillé la première année du second quinquennat d’Emmanuel Macron et qui nous semblent davantage pointer vers un renversement du front républicain que vers sa fin.

En juillet 2022, le parti Les Républicains était encore dirigé par Annie Genevard, remplaçant provisoirement le démissionnaire Christian Jacob avant une campagne pour la présidence partisane lors de laquelle les concurrents ont rivalisé de discours radicaux et qui a vu Eric Ciotti – autrefois connu pour ses propositions de loi sur la présence du drapeau français dans les salles de classe et plus récemment pour ses proximités avec Eric Zemmour – l’emporter. Fracturés pendant la séquence politique de la réforme des retraites, les cadres LR se sont depuis surtout illustrés par leurs déclarations incendiaires sur la sécurité et l’immigration, déposant deux propositions de loi pour mettre fin à « l’immigration de masse ». Désormais, le sujet semble doté dans le discours de la droite d’une importance et d’une centralité analogues à celles qu’on peut retrouver dans le discours d’extrême droite, les deux familles politiques partageant le constat d’une immigration comme source première des maux de la société française. La cooptation des thèmes et idées du parti lepéniste par les post-gaullistes est évidemment loin d’être nouvelle, à commencer par l’entreprise sarkozyste de radicalisation idéologique, mais l’intensité n’en avait jamais été aussi grande. La différence est notamment à trouver dans le rapport de force interne aux Républicains, qui a largement évolué en faveur des tenants d’une droite radicale, « décomplexée » et faisant du braconnage des électeurs RN sa priorité, imposant avec l’aide de relais intellectuels et médiatiques désormais influents, une forme d’hégémonie du discours radical contre laquelle personne – sauf à se préparer à partir vers d’autres horizons partisans – n’ose s’opposer, tant et si bien que nous n’aurions pas grand scrupule à qualifier le parti dans son ensemble de « droite radicale » sur le plan idéologique.

Le renforcement de cette radicalisation a son importance, dans la mesure où nous avions dans le précédent article mis l’accent sur la responsabilité nouvelle du centre et de la gauche dans la remise en question du front républicain car c’était là le fait le plus nouveau et original à décrire et expliquer, mais peut-être n’avons-nous pas suffisamment insisté sur la responsabilité de long terme et toujours bien d’actualité des Républicains. Non seulement le discours « républicain » de rejet des extrêmes qui caractérisait par exemple le Chirac des dernières années semble devenu hors de propos dans son propre parti, affaiblissant ainsi un front républicain reposant sur le consensus du reste du système politique, mais de nombreux travaux académiques laissent à penser que, à l’exception de configurations bien particulières, la stratégie de cooptation des idées d’extrême droite serait inefficace voire même permettrait la normalisation de cette famille politique. Les différences entre LR et RN seraient, de la bouche même de l’actuel président du parti, réduites à l’enjeu de la « capacité à gouverner », tandis qu’il se vantait à propos des textes récemment déposés au Parlement : « Je ne suis pas sûr que le RN puisse faire le dixième de ce que l’on a fait en termes de qualité de travail ». De facto, les critiques portées à l’encontre du RN se réduisent souvent à cela, tandis qu’elles sont virtuellement absentes pour ce qui s’agit de Reconquête !, tant et si bien qu’un éditorial du Monde pouvait dire des prises de position des dirigeants LR sur les émeutes urbaines de l’été 2023 qu’elles « s’inscriv[aient] dans l’univers mental de l’extrême droite ».

Mais la relation des Républicains au Rassemblement national n’est pas le seul facteur à prendre en compte pour analyser les transformations du système partisan français. Car la radicalisation va de pair avec une polarisation autour de certains thèmes et de certains partis politiques. La droite a ainsi été aux avant-postes de la diabolisation (pour faire un parallèle avec l’histoire du RN) des forces de gauche qui ont récemment supplanté le Parti socialiste, à savoir EELV et surtout la France Insoumise (considérée comme « d’extrême gauche »). Au premier, il est reproché de proposer un projet liberticide, totalitaire et dogmatique fondé sur une vision fausse et idéologique de l’écologie, et au second de s’être mis « en dehors de l’arc républicain » par sa complaisance avec des mouvements et phénomènes violents et communautaristes, d’entretenir une position ambiguë sur l’antisémitisme et le « racialisme », et d’avoir pour but de déstabiliser les institutions par l’insubordination permanente. Othman Nasrou, bras droit de Valérie Pécresse au conseil régional d’Île-de-France et ancien porte-parole de sa campagne présidentielle, affirme ainsi dans une interview au Point que « les Insoumis tuent par leur idéologie » et qu’il convient de « mener la bataille pour les mettre hors d’état de nuire sur le plan culturel ». Comme jadis le Parti communiste des Trente Glorieuses, LFI est considérée comme un ennemi plus que comme un adversaire, c’est-à-dire comme proposant un discours inacceptable et dangereux pour la pérennité du système politique, avec lequel aucun compromis n’est possible.

Or, un tel renversement du front républicain ne peut s’opérer avec l’appui d’un seul parti. On a bien vu dans quelle mesure la NUPES et surtout LFI (et encore plus Jean-Luc Mélenchon) ont concentré les attaques de la majorité présidentielle durant la séquence des retraites – tout en l’accusant paradoxalement d’apporter ses voix à des motions de censure également soutenues par le RN et de le faire progresser électoralement, ce qui s’inscrit toujours dans le « vieux » logiciel du cordon sanitaire. Plus récemment, Aurore Bergé a déclaré que, suite à l’attitude de LFI lors des émeutes, cette dernière avait été informellement renommée au sein du groupe Renaissance « la France incendiaire« . La focalisation sur les insoumis marque d’ailleurs bien la volonté de séparer la « bonne » gauche (socialiste et en partie écologiste) de la « mauvaise », sachant que les électeurs de la première sont plus susceptibles de voter pour des forces macronistes de par leur rejet de J-L. Mélenchon. Une stratégie qui pourrait s’avérer de courte vue si elle ne s’accompagne pas d’une inflexion à gauche de la politique gouvernementale, puisque l’attrait de la Macronie pour les électeurs de gauche demeurerait limité et que les électeurs de droite modérée pourraient être tentés par une alternative plus franche au danger insoumis, comme Les Républicains. Or, pour ne parler que de l’actualité la plus récente, l’exécutif tend plutôt à s’aligner sur l’approche de la droite sur la question des banlieues, à savoir un rejet d’éventuels problèmes dans l’organisation de la police ou la politique des quartiers, et une réponse sécuritaire et des explications culturelles (l’autorité parentale et les jeux vidéo, même si la problématique migratoire a elle été rejetée).

Mais la voie de la diabolisation de « l’extrême gauche » insoumise est également empruntée par le Rassemblement national, dont on souligne plus volontiers la discrétion destinée à accréditer sa propre dédiabolisation et à asseoir la « stature présidentielle » qui manque à Marine Le Pen. S’il est avantageux pour le RN de ne pas apparaître comme la force politique la plus bruyante, la plus polémique et in fine la moins susceptible de communier au mot d’ordre de « l’apaisement » du pays, il l’est tout autant de cibler une autre force politique en particulier, là où il dispersait auparavant ses critiques sur une large partie du spectre politique national (de la « bande des quatre » dénoncée par Jean-Marie Le Pen à « l’UMPS » conspué par sa fille). Plus précisément, cela constitue trois avantages : 1° le fait de ne plus dénoncer avec autant de virulence (à la fois dans l’absolu et comparativement à LFI) les partis dits « de gouvernement » est de nature à modérer leurs critiques à son encontre (notamment de la part de LR et Renaissance) ; 2° cibler le même parti que la plupart de ses concurrents l’intègre implicitement dans le même système de valeurs qui fonde de facto la légitimité du système politique ; 3° la constitution d’un unanimisme à l’encontre de LFI participe à sa propre banalisation puisqu’il est difficile de disposer de plusieurs ennemis sans les hiérarchiser (forçant notamment les macronistes à choisir leur « ennemi principal », pour détourner une expression fameuse).

Dans cette situation, les insoumis ne semblent pouvoir compter que sur leurs alliés de la NUPES, pourtant secouée par les prises de position de Fabien Roussel et des socialistes anti-mélenchonistes, et plus généralement par les intérêts à la survie autonome de chaque institution partisane. On peut malgré tout signaler que la stratégie de LFI n’est pas tout à fait étrangère à la stigmatisation qui afflige le mouvement. Si elle s’est détournée de l’ambiguïté que nous soulignions il y a un an quant au choix de son ennemi principal, ciblant désormais plus explicitement la menace première que constituerait l’extrême droite – accusant par ailleurs la Macronie de l’alimenter – le parti de Jean-Luc Mélenchon a fait de la confrontation l’essence même de la militance insoumise. Inspirée des expériences populistes de gauche méditerranéennes et latino-américaines, en totale rupture avec le social-libéralisme du quinquennat Hollande, revendiquant sa proximité avec un large panel de mouvements sociaux, la France insoumise s’inscrit dans une rupture avec l’ordre existant et dans un retour aux racines de la gauche qui impose de transformer les opinions à travers un combat culturel avant d’espérer parvenir à une victoire électorale. Cela implique entre autres de ne pas se plier aux attendus de respectabilité qui pèsent sur les partis de gouvernement – condamner sans délai ni ambiguïté toute violence, bien s’habiller et ne pas parler trop fort à l’Assemblée nationale, ne pas s’afficher avec une personnalité polémique, ne pas employer de termes se rapportant à des doctrines aujourd’hui radicales (« la bourgeoisie »), etc. Or, si on estime que la respectabilisation ne peut advenir qu’après avoir imposé son hégémonie culturelle (en imposant sa grille de lecture contre la grille dominante), il faut s’attendre à des années, voire à des décennies d’enfermement dans l’opposition. A titre d’exemple, un sondage Elabe à propos des émeutes montre que l’analyse de LFI qui cible le poids des violences policières et des inégalités socioterritoriales est assez largement minoritaire au sein de la population, qui lui préfère l’explication du laxisme des parents et de la justice, ce qui donne une idée du chemin à parcourir pour les Insoumis.

Différentes dynamiques concourent donc au renversement du front républicain, dont nous serions bien imprudents de dire qu’il est déjà acté. Le cordon sanitaire autour du FN a mis une quinzaine d’années à être mis en oeuvre, et était marqué par un véritable isolement stratégique du parti, ce qui n’est pas le cas avec LFI. Il devrait le cas échéant se caractériser par des conséquences concrètes pour le parti isolé, en termes de consignes de vote, de reports de voix et de refus de coalitions exécutives au niveau local ou national, ce qui ne pourra pas être évalué avant 2026. Mais l’ancienneté relative de Jean-Luc Mélenchon chef de parti dans un système politique chamboulé a contribué à lui forger une image à la fois dans l’opinion et dans les médias : celle-ci apparaît aujourd’hui plus dégradée que celle de Marine Le Pen, à hauteur de celle d’Eric Zemmour, et les interventions médiatiques des Inousmis sont souvent parasitées par des questionnements journalistiques appuyés sur les polémiques des uns et des autres. Une situation qui pourrait paraître d’autant plus injuste aux militants insoumis que leurs idées ont peu varié ces dix dernières années et que leur vérité, qui pouvait alors ne pas leur sembler trop éloignée du sens commun, devient progressivement cataloguée comme indéfendable – les poussant ainsi à se replier sur eux-mêmes par un syndrome de la citadelle assiégée.

Mais ce qui pourrait s’avérer encore plus pérenne que les relations entre tel ou tel parti, c’est le retournement des valeurs sur lequel s’était fondé le front républicain. Initialement légitimé par une logique antifasciste centrée sur la menace d’un retour au pouvoir de l’extrême droite et des valeurs qu’elle incarne, le front républicain se justifiait en retour par des valeurs de tolérance, d’égalité, de diversité, de fraternité et de libertés individuelles et collectives, dont le respect incombait avant tout à l’Etat, aux pouvoirs publics et aux acteurs politiques. Or, l’ensemble des acteurs politiques extérieurs à la NUPES est uni par d’autres valeurs – quand bien même certains peuvent partager les précédentes valeurs – davantage mises en avant dans le débat public de ces dernières années : ordre public, sécurité, légalisme, anti-communautarisme et défense des intérêts patrimoniaux, qui pour la plupart seraient de la responsabilité des citoyens, l’Etat ne venant que les sanctionner. Tout le sel de la question du front républicain réside donc dans le sens qu’on accorde au mot « République », tant il est possible d’en faire des interprétations aussi bien libérales que conservatrices. Dans une période où les équilibres politiques sont particulièrement fragiles, il y a fort à parier que le centre, et de manière plus générale tous les acteurs modérés qui sont politiquement à même de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, auront la responsabilité du choix entre front républicain libéral et front républicain conservateur.

Emilien Houard-Vial

Publié par ehouardvial

Doctorant Sciences Po.

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